Dur d'être étudiant et fils de la classe ouvrière !

Publié le 14 Décembre 2011

Dur d'être étudiant et fils de la classe ouvrière !

Vu dans l'Humanité du 12 décembre

 

Nora, Théo et Yves sont étudiants toulousains. Ils ont grandi dans un milieu populaire et ont le sentiment que leur histoire familiale réduit leurs chances d’accéder à l’université. Tous rencontrent des problèmes pour financer leurs études. Et sur les bancs de la fac, ils sont confrontés à une culture qui n’est pas la leur. Portraits croisés de trois jeunes en décalage.

Quelle est l’ambiance à la fac de droit ? « C’est froid et studieux. Les étudiants montrent qu’ils ont de l’argent. Les garçons viennent en costard cravate, les filles avec un sac Longchamp. J’ai l’impression de faire tache, de ne pas être à ma place, même si je n’ai jamais entendu de réflexion sur moi. La crise, ça ne nous touche pas , ont dit un jour des étudiants. Ça ne me donne pas envie de discuter avec eux. » Nora Belli, dix-neuf ans, est en deuxième année de droit à l’université Toulouse-I-Capitole. Elle est née à Tulle (Corrèze), y a vécu jusqu’au bac. Ses parents sont nés en Algérie : « Mon père est peu allé à l’école. En France, il a travaillé dans une usine de parqueterie. Au bout de trente ans d’ancienneté, il gagnait 1 500 euros net par mois. Le week-end, il coupait du bois pour arrondir les fins de mois. Il travaillait sept jours sur sept. Ma mère fait des heures de ménage. Maintenant mon père est à la retraite mais continue de couper du bois. »

Nora juge « très inégale » la société actuelle : «  Beaucoup sont touchés par la crise et d’autres sont complètement déconnectés. C’est ce que je trouve injuste. » Est-ce plus difficile aujourd’hui ? «  Ça dépend des catégories d’étudiants ! répond Théo Aubin, en deuxième année d’histoire à l’université Toulouse-II-le Mirail. Je constate chez les étudiants un certain fatalisme. Ils ne sont pas forcément prêts à s’engager, ont peur d’être prisonniers d’une pensée, d’une organisation. Je trouve l’époque un peu passive. S’il y avait une solution pour la réveiller, on l’aurait fait. » Pour Yves Savioz, en troisième année de philo, «  le mouvement populaire se pose des interdits, se met des freins. On a peur de faire peur. Mais je suis plein d’espoir ! ».

Théo Aubin habite chez sa mère à Léguevin, à l’ouest de Toulouse. Elle lui a acheté «  à prix préférentiel » la voiture pour se rendre à la fac. Sa mère est secrétaire. «  Je n’ai plus de contact avec mon père depuis l’âge de douze ans. Aux dernières nouvelles, il était ouvrier de maintenance dans l’aéronautique. » Yves Savioz habite Castanet-Tolosan, en banlieue, chez sa mère lui aussi. Son père, décédé en juin, était ouvrier à Air France : «  Il était très fier de réparer des avions. Ses parents l’avaient abandonné quand il était enfant et il a travaillé très jeune dans une ferme. » Sa mère est professeure de maths retraitée. Yves a suivi un parcours improbable, a passé deux BEP (métallique et mécanique moto) puis un bac STI (sciences et techniques de l’industrie). Il a ensuite tenté un BTS, sans dépasser la première année. «  En terminale STI, j’ai fait un peu de philo. C’est un moyen de compréhension de notre monde, des grands courants de pensée » Et le voilà à la découverte de Hegel. Il a obtenu un Deug, est maintenant inscrit, à vingt-six ans, en troisième année de philo. Yves : une exception statistique ! De son côté, Théo s’intéresse surtout à l’histoire économique et sociale, aux XIXe et XXe siècles, à la crise de 1929. « Dès le premier cours, un professeur s’est déclaré anticommuniste ! » Théo s’inquiète aussi quand il voit un étudiant en sociologie faire une thèse financée par une entreprise privée. Quelle sera la contrepartie ? Lui, perçoit une bourse modeste, ce qui l’oblige à travailler, par intermittence, à l’entretien des rotatives de la Dépêche. «  J’ai tenu plus d’une semaine avec 9 euros sur mon compte en banque. »

Pour financer ses études, Yves a été éboueur, a fait le ménage très tôt le matin dans une piscine municipale « Après, en cours, je dormais. Il y a plein de boulots où on y passe toute sa vie, on ne voit plus personne en dehors. Que la vie ne serve qu’à travailler ? Pas d’accord ! La condition du travailleur, aujourd’hui, c’est d’être une machine à produire. Le travail, c’est mon pain noir, les études, mon pain blanc. » Yves, qui parle du « plaisir d’étudier », n’est pas pour autant très à l’aise avec ses condisciples : «  Leur manière d’être, leur humour ne sont pas les mêmes que les miens. Ils abordent la philo à partir d’une culture qui leur est commune. Moi, j’ai du mal à m’enfiler du Nietzsche ou du Kant. Pour eux, parler rugby, c’est trivial. Je ne veux pas être encastré dans un milieu, je ne veux pas éteindre une partie de moi-même. » « Si les gens se prennent par la main, ça peut être fabuleux, ça peut construire un projet collectif », s’enthousiasme Théo. Avec la Jeunesse communiste, il s’attache à réaliser «  un travail de fond » : rencontres, débats dans les cités U, porte-à-porte L’étudiant en histoire est aussi membre de l’Unef sans y être très actif : «  Le politique apporte des perspectives qu’il n’y a pas dans le syndical. Il faut changer la société, pas seulement l’améliorer. » Voit-il aujourd’hui des débouchés politiques ? « En tout cas, il n’y a pas de perspective dans l’austérité. » Il le constate à son niveau : «  Les universités doivent trouver des sources de financement, faire des partenariats public-privé » Certitude d’Yves, dans une approche plus philosophique : « La masse reste une condition d’émancipation de l’individu. » Avec cette méthode : «  Pas seulement dire ce que je pense mais aussi le faire exister avec les autres. Tout est possible. »

De quoi leurs lendemains seront-ils faits ? Théo veut poursuivre ses études jusqu’en master, mais il ne s’imagine pas enseigner plus tard l’histoire-géo en collège. Sa future vie professionnelle reste encore dans les limbes. Yves non plus ne tentera pas sa chance au Capes : «  En philo, il y a très peu de reçus au concours. Et puis je serais en concurrence avec des machines de guerre qui ont fait hypokhâgne. » Yves a néanmoins un projet : après la licence, il veut devenir hypnotiseur en milieu hospitalier. « C’est très sérieux. On fait des opérations sous hypnose, avec cette méthode on peut aussi aider à arrêter de fumer » Il ne dérogera pas à cette ligne : « Quels que soient les aléas, j’ai envie d’avoir une vie qui me plaise. » Longtemps Nora a voulu faire médecine. Malgré un bac scientifique en poche, elle y a renoncé, sans doute dissuadée par la longueur de ces études ou par l’impitoyable sélection et le numerus clausus en fin de première année. Pouvait-elle risquer un échec et la perte de sa bourse ? La voilà donc engagée dans un tout autre cursus : «  Le droit public m’intéresse ; le droit privé, j’ai plus de mal. » Nora aspire à une licence de droit mention sciences politiques, puis à un master de relations internationales, mais n’a pas encore une idée précise sur son avenir professionnel. « Mes parents m’ont poussée, ont poussé mes frères, pour avoir de bonnes notes à l’école, pour suivre des études. Ma mère me disait de ne pas faire comme elle, de ne pas faire des ménages. »

Après une première année en cité U, Nora partage maintenant un T3 avec une copine. Et c’est plus cher. Son demi-loyer lui coûte 305 euros par mois, soit à peu près le montant de sa bourse. L’été dernier, elle a travaillé pendant deux mois en Corrèze guide d’une exposition, payée au smic. Ses ressources étant insuffisantes, elle a dû cette année se résoudre à solliciter son père : « Ça me gêne, j’ai du mal à lui demander de l’argent. Il travaille depuis l’âge de quatorze ans, il ne s’est jamais reposé. Il est fatigué. » Nora songe à trouver un petit boulot. «  Mes parents ne veulent pas, ils pensent que ça va me faire rater mes études. » Pour ne rien arranger, le versement des bourses a connu de sérieux retards depuis le début de l’année universitaire. Nora raconte que depuis un an sa famille s’adresse au Secours populaire. Un jour, elle est allée à la place de sa mère chercher un colis. «  Mon frère refusait d’y aller. Moi, je ne veux pas avoir honte parce que je n’ai pas assez d’argent. Quand nous étions enfants, on ne voyait pas le manque d’argent, nos parents ont toujours voulu montrer que nous étions comme les autres. » Devenue étudiante en droit, elle ne fréquente guère ceux qu’elle croise dans les amphis. Un autre monde. « S’ils veulent quelque chose, ils ne se demandent pas s’ils ont assez d’argent. » On imagine que les discussions politiques tourneraient au dialogue de sourds. «  Je m’intéresse à la politique. Je suis allée aux manifs pour les retraites, pour l’école. » Son souhait pour 2012 ? « Je ne suis pas sûre que quelque chose change l’an prochain. Sans faire de fatalisme, on va continuer à se serrer la ceinture, même si j’aimerais que ce soit le contraire. » Pour Yves, «  il va falloir se battre en 2012, comme en 2013, 2014 » Il n’exclut pas des changements dès l’an prochain. «  Ne pas passer notre vie en vain » : un aphorisme du philosophe Yves.

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