Bernie Sanders, ou l'éternel retour du progressisme américain
Publié le 7 Février 2016
La campagne des primaires américaines bat son plein. En France, les médias se sont largement emparés du sujet : qui n'a pas entendu un journaliste parler récemment du processus de désignation du prochain « maître du monde » ? En effet, si cette élection passionne les foules au-delà de l'Atlantique, c'est avant tout car le prochain président américain aura pour mission de poursuivre la politique impérialiste de ses prédécesseurs, afin de permettre au capitalisme de s'étendre sans entrave sur toute la planète, comme le montrent les récentes négociations entre les États-Unis et la République de Cuba.
La politique américaine, comme le reste de la société américaine, fonctionne essentiellement sur le mode du spectacle et de l'argent-roi : les primaires sont avant tout une épreuve de force où les candidats arrosent de leur argent les divers États pour s'y faire élire. C'est ce qu'a compris, mieux que quiconque, Donald Trump : le milliardaire a mis sa fortune et son sens du show au service d'une campagne qui, malheureusement, porte ses fruits.
Dans ce contexte finalement assez banal pour des primaires américaines, un quasi-inconnu est venu bousculer les codes politiques américains, si bien qu'il est aujourd'hui présenté comme un adversaire sérieux face à la favorite démocrate, Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont âgé de 74 ans, a créé la surprise récemment en faisant presque jeu égal dans la primaire en Iowa : Clinton ne l'a emportée que d'une poignée de voix. Aux États-Unis comme en Europe Sanders étonne, inquiète, suscite des espoirs. Une chose est sûre, il ne laisse personne indifférent. En France, il est souvent dépeint par les médias comme un « socialiste », terme qu'il revendique. Il faut rappeler que se réclamer du socialisme au États-Unis ne va pas de soi : au pays du libre-échange et du capitalisme débridé, le socialisme est bien plus souvent agité comme un épouvantail qui effraye la population, ce terme rappelant avant tout l'Union Soviétique et la Guerre Froide. Ce n'est pas un hasard si les Républicains utilisaient le même adjectif pour (dis)qualifier Barack Obama lors des présidentielles de 2008.
Pourtant, Sanders se revendique socialiste, et la population américaine semble en partie sensible à ce discours qui se veut socialiste. Face à la crise de 2008 dont une large partie de la population américaine sent encore les effets, face à des inégalités de plus en plus criantes, face à un système capitaliste à bout de souffle qui ne survit que par les guerres et l'impérialisme économique, une part importante des Américains est prête à plébisciter Sanders pour les primaires démocrates.
Mais l'espoir suscité par Sanders ne s'est pas arrêté aux frontières américaines : la France succombe au phénomène, et une partie de la gauche du Parti Socialiste en fait un nouveau modèle de socialisme démocratique. Dès lors, la candidature Sanders n'est pas un épiphénomène : elle doit être prise au sérieux et, à ce titre, analysée de manière précise.
Qui est Bernie Sanders ?
Sénateur de l’État du Vermont, Bernie Sanders n'appartient pas officiellement au Parti Démocrate, il n'y est qu'apparenté : il se définit comme un indépendant. Après un passage au Parti Socialiste d'Amérique (formation sociale-démocrate, plutôt proche de ce que pouvait être le PS français dans les années 1960) durant ses études, sa carrière politique n'est que secondaire : il se consacre surtout à son métier de journaliste. Tout change en 1981, année où il est élu maire de la ville de Burlington, face à l'ancien maire démocrate. Sa politique municipale est appréciée de ses administrés, qui le réélisent à plusieurs reprises : Sanders a notamment réussi à donner dynamisme et attractivité au centre de cette petite ville de l’État du Vermont.
Suite à ses débuts réussis en politique dans les années 1980, il entre au Congrès (l'équivalent américain de l'Assemblée Nationale française) en 1991 et y reste jusqu'en 2007, date à laquelle il devient sénateur. Durant ses différents mandats parlementaires, Sanders a voté en faveur de toutes les lois qu'il considérait comme progressistes : extension de la protection sociale, régulation de la vente et de la possession d'armes à feu, opposition à la guerre en Irak, etc. Sanders semble donc prendre des positions courageuses, n'hésitant d'ailleurs pas à s'opposer à son propre camp. Ainsi, en décembre 2010, il prononce un discours de plus de huit heures devant le Congrès pour s'opposer à la politique fiscale trop prudente de Barack Obama.
Resté relativement peu connu, Sanders devient de plus en plus populaire après s'être déclaré candidat à l'investiture démocrate. Sa campagne en elle-même montre en outre qu'il cherche à se différencier de Clinton : en effet, ses frais sont financés essentiellement par des petits dons de particulier et l'aide de syndicats de travailleurs, là où sa rivale est financée par de grands groupes financiers qui, au passage, en profitent pour faire du lobbying et empêcher toute remise en cause de la toute-puissance des grands groupes américains. Sanders apparaît donc comme une alternative sérieuse dans un système politique américain que l'on croyait verrouillé : toutefois, il convient d'aller au-delà des apparences, quelles sont la portée et la signification réelles de la candidature de Sanders.
Derrière l'opposition au système, la volonté de le préserver
L'un des premiers arguments que l'on peut opposer à la candidature de Sanders tient à la candidature en elle-même. En effet, quelle crédibilité un « socialiste » se prétendant indépendant peut-il avoir en se lançant dans la primaire du Parti Démocrate ? Rappelons que ce parti, que l'on se plaît à dire « de gauche » en Europe, est celui qui a soutenu les interventions impérialistes et l'obscurantisme en Libye et en Syrie, qui cherche à faire entrer Cuba dans le marché capitaliste mondial, qui laisse des policiers blancs tuer des Noirs innocents, qui ne fait même pas le strict minimum pour permettre aux Américains les plus pauvres de vivre dignement. On aura vu plus à gauche. Évidemment, face à cet argument, les soutiens de Sanders opposent que leur idole veut justement changer ce parti de l'intérieur, et que c'est le seul moyen d'exister politiquement aux États-Unis. Mais on peut mettre en doute la sincérité de Sanders qui, tout socialiste qu'il se veuille, « vote 98% du temps avec les démocrates » comme le précisait un de ses collègues parlementaires en 2005. On voit déjà bien que se revendiquer du « socialisme » est peut-être surtout un moyen pour Sanders de surfer sur une mode que l'on retrouve en Europe, avec le mouvement Podemos notamment : on prétend s'opposer à l'oligarchie, à « ceux d'en haut », sans jamais nommer la véritable racine du mal qu'il faudra pourtant nécessairement éliminer : le système capitaliste.
Dès lors, si Sanders avait été réellement sincère, il aurait pu concourir à la présidence américaine en tant que candidat indépendant : avec ou sans le Parti Démocrate, Sanders n'a de toute manière aucune chance d'être élu dans un système électoral et politique où l'argent règne. Se présenter comme indépendant lui aurait au moins permis de ne pas passer pour une girouette prête à mettre ses convictions de côté pour entrer dans un jeu politique abrutissant et de toute façon verrouillé.
En réalité, Sanders est l'idiot utile de Clinton. En effet, on a pu voir au cours de sa campagne qu'il amenait à la politique des franges de la population qui s'en désintéressaient auparavant : étudiants, travailleurs précaires, chômeurs... Ceux-ci, ramenés à la politique par Sanders, l'associeront au Parti Démocrate et voteront donc le moment venu pour Clinton lorsque celle-ci aura gagné la primaire, en se disant que puisque Sanders et Clinton sont du même parti, ils ne doivent pas être si différents. Plus qu'une alternative, Sanders est la voiture-balai de Clinton qui, elle, ne prend même pas la peine de faire semblant d'être de gauche.
Mais c'est surtout l'Histoire qui nous montre que le cas Sanders n'est pas une première aux États-Unis. En effet, en 1912 est fondé le Parti Progressiste américain, qui défend notamment un interventionnisme étatique accru, ce qui effraye les classes dominantes américaines, d'autant plus que le parti a une audience croissante au sein de la population, qui vit dans des conditions très difficiles. C'est de ce mouvement progressiste qu'est inspiré le New Deal américain, mis en place par le président Roosevelt dans les années 1930 pour répondre à la grave crise économique de 1929 qui a mis le pays dans une situation désastreuse. Ce New Deal pourrait être résumé ainsi : sauver le système capitaliste par l'argent public. En effet, on a alors mis en place une politique keynésienne (intervention de l’État dans l'économie, hausse des salaires pour relancer la consommation) qui n'avait pas pour but de changer de système, mais bien de le sauver et d'assurer sa pérennité ! Ajoutons aussi que cette politique a fonctionné grâce à la Seconde Guerre Mondiale : la production d'armes a permis de faire diminuer le chômage. Cet exemple montre qu'un candidat porteur d'un véritable programme révolutionnaire ne pourra jamais accéder aux médias mainstream du pays ni pourra accéder au pouvoir se soumettant à la démocratie de façade que sont les élections américaines. Si Sanders dispose de tribunes dans tout le pays et dans le monde entier, c'est que les tenants du système capitaliste savent qu'ils n'ont rien à en craindre.
Finalement, la candidature de Sanders montre l'éternel retour du progressisme à l'américaine qui, sous un masque favorable aux classes populaires, sert avant tout à ne pas bousculer le système économique en place.
Mais dans ce cas, quels intérêts ont les capitalistes à une candidature de Sanders ? Pour eux, l'intérêt est double. D'une part, les positions « radicales » de Sanders permettent de canaliser les Américains contestataires en les faisant adhérer aux idées du Parti Démocrate, bien inséré dans le capitalisme américain et mondial. D'autre part, Sanders joue pour eux le rôle d'épouvantail : il est parfois présenté comme dangereux ou trop radical, ce qui encourage certains électeurs à se rabattre sur Clinton.
Dès lors, que Sanders arrive au pouvoir ou non, la bourgeoisie américaine n'a aucun souci à se faire : si Sanders devient président, sa politique keynésienne se fera avant tout pour préserver le système capitaliste et les rentiers qui vivent sur le dos des travailleurs. Si Sanders échoue à la primaire, Clinton n'en sera que plus forte.
Toutefois, l'espoir est loin d'être mort aux États-Unis : des éléments révolutionnaires y existent, et n'éprouvent pas le besoin de mettre de côté leur intégrité politique pour mener le combat en faveur des classes populaires au sein des institutions du pays ! On peut citer Kshama Sawant qui se revendique authentiquement socialiste, qui n'a pas cédé aux sirènes du Parti Démocrate, qu'elle désigne d'ailleurs comme un faux-ami. Cette étiquette socialiste ne l'a pas empêchée d'entrer au Conseil Municipal de Seattle, l'une des principales villes du pays, où elle dispose d'une très forte assise populaire. Dans plusieurs autres grandes villes, de vrais socialistes, révolutionnaires et marxistes, sont à la pointe de la contestation sociale, notamment pour l'augmentation du salaire minimum, où des avancées considérables ont été obtenues grâce à leur mobilisation et à leur implication militante. C'est en direction des ces femmes et de ces hommes de terrain que doit aller la solidarité des communistes.
Julien Rock, Union des Étudiants Communistes de Strasbourg